" Premier Amour " , l'un des premiers textes que Samuel Beckett ait écrit en français sans passer par sa langue maternelle, est une nouvelle autobiographique, rédigée à la première personne, qui prend la forme théâtrale d'un seul en scène.
Régulièrement "Premier Amour" revient à l'affiche des théâtres. Jean Michel s'y confronte depuis ce 8 septembre à La Croisée des Chemins à Paris, dans une mise en scène de Jean Pierre Ruiz, accompagné de Roland Gomes, guitariste dont la musique et le chantonnement scandent agréablement le récit.
Le décor est réduit à un escabeau qui officiera tout à tour dans les rôles de siège, de porte-manteau et de banc.
« Quelle importance que les choses se passent, du moment qu’elles se passent. »
Au-delà du jeu particulièrement expressif de l’acteur, nous retrouvons Samuel Beckett perturbé, torturé, nerveux et maladif, l’enfant issu d'une famille protestante, sa vision pessimiste de l'être humain et son humour conditionnés par un sens aigu de la dérision, son sens de l’absurde. Rien ne nous échappe de la personne centrée sur elle-même et en ce sens tout particulièrement, la prestation de Jean Michel est parfaite. Le mode d'expression, les mots sont étudiés ; le langage employé laisse imaginer l’érudition de la personne. Celle de l'auteur est bien connue.
Le personnage complexe, l’individu négligé mais précautionneux voire maniaque, perturbé et stressé, sujet à "tics" et manies, est parfaitement campé par l’acteur en une sorte de vagabond égoïste et sarcastique. Il s'isole, perd la mémoire et se perd dans ses papiers qu’il enfouit dans ses poches, toujours à sa portée afin de se les mémoriser à tout moment.
L'interprétation restitue tout à fait l'individu, sa dépendance malgré son apparence d'homme libre, par ailleurs en carence, en manque, habité par l'absence : du père défunt, de la mère ignorée, de l’amour délaissé, de l’enfant abandonné …
Le premier amour de Beckett fut sa cousine, elle s’appelait Peggy Sinclair et vivait à Kassel, en Allemagne. Elle mourut en 1932 de la tuberculose suivie par son père ; un mois plus tard le propre père de Samuel décédait. Une succession tragique de décès pour un être psychologiquement fragile.
« J’associe, à tort ou à raison, mon mariage avec la mort de mon père. »
C’est ainsi que le récit commence.
"Qu'est-ce que cela peut faire qu'un cri soit faible ou fort ?Ce qu'il faut, c'est qu'il s'arrête. Pendant des années, j'ai cru qu'ils allaient s'arrêter;maintenant, je ne le crois plus. Il m'aurait fallu d'autres amours peut-être, mais l'amour, cela ne se commande pas. "
C’est sur ces mots que le récit s’achève.
Véritable psychanalyse par le texte, "ce récit dont le titre a été emprunté à une nouvelle d’Yvan Tourgueniev datée de 1860, traite de la rivalité entre un fils et son père bien aimé au travers du rabaissement de la vie amoureuse. C’est aussi l’histoire de la procréation du roi David, via la figure déprimée de Judah, au travers de sa belle-fille Thamar, déguisée en prostituée." (L'autre scène - Claude Eisenberg - Février 2018)
Il y a beaucoup de Beckett dans tout ça, du Ionesco, du Sartre, du Camus, du Cioran aussi, un peu .. du Kafka également. Comment ne pas aimer ?
Cette interprétation de "Premier Amour" est une réussite.
Ne la laissez pas passer, ce serait dommage. Pour y assister, rendez-vous au théâtre La Croisée des Chemins, 120 bis rue Haxo à Paris 75019. La pièce est jouée depuis le 8 septembre dernier, tous les mercredis et jeudis, jusqu'au lundi 21 octobre inclus, à 21h.
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